– La journée a été bien remplie, dit Émile Pereire, mais je n’allais pas laisser filer la chance de passer un agréable moment avec une jolie femme et un polytechnicien !… Ma femme, quant à elle, est habituée à ce que je rentre tard.

Ils venaient tous trois de s’installer dans un salon privé du restaurant Tortoni, boulevard des Italiens. Fortuné connaissait bien sûr cet endroit où il se rendait parfois le soir avec des amis de Veritas pour fêter la signature d’un contrat ou l’arrivée d’un capitaine-expert du Bureau depuis un port lointain. Mais il n’avait encore jamais pénétré dans l’un de ses salons privés.
Pereire commanda du vin et un plateau de fruits de mer. Le repas rapide qu’ils avaient avalé en fin d’après-midi ne lui avait pas suffi.
– Je dois vous avouer, Monsieur Petitcolin, enchaîna-t-il après avoir goûté le vin, que si je n’avais pas entendu parler de vous auparavant, je ne vous aurais pas invités tout à l’heure, vous et vos amis, à entrer dans mon bureau.
– Vous aviez entendu parler de moi ?! demanda Fortuné, surpris.
– Par Charles Lefebvre lui-même. Il arrive que nous nous rencontrions. Nous avons après tout le même projet de rendre les hommes plus heureux par le développement des techniques et des transports. Lefebvre m’a parlé de vous à deux ou trois reprises et votre nom m’a suffisamment marqué pour que je m’en souvienne.
Fortuné n’osa pas demander ce que le directeur de Veritas avait dit à son sujet à celui de la compagnie de chemin de fer. Il avait entière confiance en Lefebvre et savait qu’il ne trahirait jamais le secret que Fortuné lui avait confié(1). Il se contenta de dire :
– Vous avez en effet dû être surpris par notre irruption sur votre chantier…
– Mettez-vous à ma place. Une jeune femme, un jeune homme avec une plaie au visage, trois vieillards, un homme en noir qui dit travailler pour la Préfecture de police, et un chien… Depuis quand la Préfecture travaille-t-elle avec des vieillards et des femmes, si l’on excepte les indicateurs et les prostituées ?
– En effet, confirma Héloïse, nous composions un joli tableau. Merci de nous avoir fait confiance.
– C’est Charles Lefebvre que vous pourrez remercier… Enfin, vous verrez s’il est bon de lui parler de tout cela… Si nous nous entendons bien lui et moi, c’est parce que nous partageons une même vision du monde, que le comte de Saint-Simon a très bien décrite dans sa fameuse « Parabole »… Je cite de mémoire : « Ce sont les plus incapables qui se retrouvent chargés du soin de diriger les gens capables ; ce sont les plus immoraux qui sont appelés à former les citoyens à la vertu ; ce sont les plus grands coupables qui sont préposés pour punir les fautes des petits délinquants. »
Fortuné se souvenait avoir lu ce texte étonnant où Saint-Simon imaginait que la France perde « les trente mille individus les plus importants de l’État » sans en ressentir aucun désagrément, expliquant que la prospérité du pays était liée au progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers, et non aux travaux de ceux qui détenaient le pouvoir politique.
– Tenez, savez-vous pourquoi nous avons choisi de commencer par la construction de cette ligne Paris-Saint-Germain ? reprit Pereire. Nous aurions souhaité plutôt commencer par Paris-Rouen, qui est bien plus nécessaire. Mais nous avons vite compris qu’il valait mieux débuter par une ligne de vingt kilomètres seulement, aux investissements limités, qui conduise vers le lieu de promenade dominicale des Parisiens, et qui permette surtout d’éveiller l’intérêt des hommes politiques, sans l’incompétence desquels aucun projet d’envergure n’est possible dans notre beau pays !
– Par la même occasion, c’est un morceau d’une future ligne Paris-Rouen que vous construisez ainsi, remarqua Fortuné.
– Tout à fait. Saint-Germain sera dans quelques semaines à moins de trente minutes de Paris, alors qu’il faut actuellement compter plus de cinq heures. Mais dans tout cela, il faut aller pas à pas, décrocher les soutiens à la Chambre les uns après les autres, avec des lois ou des décrets qui déconstruisent parfois ce que la précédente Assemblée a construit ! Et en attendant, c’est l’argent de banques privées qui finance ces services d’intérêt public, parce que nos gouvernants n’ont pas de vision claire de cet intérêt public – ou, pire, parce qu’ils sont pris dans des jeux d’intérêts privés. La Chambre, cette bande de vieillards corrompus, a réussi à allouer en 1833 un crédit de cinq cent mille francs à des études sur la création de lignes de chemin de fer, et Thiers s’est ensuite vanté d’avoir employé les fonds à d’autres usages !
Fortuné n’était pas dupe de ce genre de discours. Il savait bien que les banques privées allaient énormément bénéficier du développement économique, financier et immobilier que le chemin de fer allait susciter partout sur son passage, comme c’était déjà le cas en région stéphanoise, où la première ligne française de trains à vapeur avait ouvert cinq ans plus tôt entre Saint-Étienne et Lyon.
Il soupçonnait même que les vociférations publiques d’un Thiers ou d’un Arago n’étaient que des gesticulations de façade destinées à occuper le terrain du débat, mais qu’aucun ministre ne s’opposerait réellement au développement du chemin de fer, dont il tirerait en effet, directement ou indirectement, des bénéfices en honneurs et même en espèces sonnantes et trébuchantes.
Discuter avec Émile Pereire des luttes d’intérêt entre banquiers, industriels, hommes politiques et autres gens de pouvoir n’intéressait pas Fortuné plus que cela, d’autant plus qu’il ne pouvait s’empêcher de songer à tout moment au sort de Raphaëlle. Lorsqu’il lisait dans les journaux les compte-rendus de débats passionnés entre les uns et les autres, il pensait souvent aux cadavres des deux cerfs qu’il avait découverts un jour d’hiver au plus profond d’une forêt près de Port-Louis. Il devait avoir huit ou neuf ans. Ces deux grands animaux s’étaient défiés à l’automne pour bramer et séduire des biches. Leurs immenses bois s’étaient entremêlés lors du combat et ils n’étaient pas parvenus à s’en délivrer. Leur volonté de puissance les avait perdus comme, estimait Fortuné, elle perdrait tous ceux qui mettaient leur énergie dans des luttes de pouvoir et non dans l’amélioration de leurs connaissances et dans des progrès de la société partagés entre tous.
Il repensa un instant à Thiers. Comment cet homme qui cumulait aujourd’hui presque tous les pouvoirs pouvait-il être aussi détestable et détesté ? Serait-ce possible d’avoir un jour à la tête du pays un homme honorable ? Thiers lui-même avait dû être aimable et aimé au début, pour attirer sur lui quelques premiers intérêts ?… Pas forcément, en réalité. Avait-il été élu du peuple, au moins une fois dans sa vie. Il semblait à Fortuné que non. De toute façon, sa théorie était la suivante : le pouvoir corrompt au fil des ans. Exceptionnels étaient selon lui ceux qui résistent à cette pente fatale. Et donc, pensait-il, il faut limiter à quelques années maximum la durée pendant laquelle un homme a accès à de hautes responsabilités. Il n’est pas sain que certains naviguent vingt ou trente ans entre les ministères et les Chambres.
Pereire pesta une nouvelle fois en sortant un papier d’une poche :
– Lisez, vous voulez bien. Nous prévoyons d’implanter la future gare derrière La Madeleine et les gens du quartier sont vent debout contre nous. Ils craignent le bruit, la fumée, les explosions, les encombrements… Voici le mémorandum que j’adresse au conseil municipal de Paris pour les ramener à la raison.
Héloïse et Fortuné déchiffrèrent quelques lignes du brouillon que Pereire avait dû écrire ces jours-ci dans son bureau de planches, entre deux visites de chantier :
« Ces atermoiements vous expliqueront le motif pour lequel la France est si arriérée quant au développement des voies de communication, nous ne dirons pas seulement comparativement à l’Angleterre et à l’Amérique, mais par rapport à l’Autriche, à la Suisse, et même aux plus petits états de l’Allemagne. »
Fortuné profita de l’arrivée des fruits de mer pour effectuer une habile transition :
– Nous suivons pas à pas, à Veritas, les avancées de la machine à vapeur dans la navigation maritime. Ce que vous dites me fait penser aux démêlés de Jacques Frimot avec le ministère de la Marine. C’est une belle illustration des difficultés qu’ont ceux qui nous gouvernent à accompagner le progrès technique.
– Je connais Frimot. Il a été affecté à Paris il y a quelques mois au projet de Chemin de fer d’Orléans, pour le bonheur du chemin de fer et le malheur de la marine. Un excellent ingénieur, et polytechnicien comme vous. Une forte tête aussi, qui a parfois négligé les instructions de sa hiérarchie pour étudier des projets personnels…
– Mais nous sommes d’accord, Monsieur Pereire, l’intelligence des ingénieurs échappe le plus souvent à celle de leurs supérieurs, n’est-ce pas ? demanda Fortuné avec un sourire.
– Je suis d’accord. Je retire l’expression « forte tête »… disons « passionné »… Et son Ardent présentait de grandes qualités…
Devant le regard interrogatif d’Héloïse, Fortuné expliqua :
– Frimot avait proposé il y a deux ans au ministère de la Marine que l’Ardent, un navire équipé d’une machine à vapeur de sa conception, soit confronté au Sphinx, qui venait de remorquer l’obélisque depuis Louxor jusqu’à Paris. Les deux machines à vapeur qui actionnent la roue du Sphinx viennent de Liverpool. Celle qui équipe l’Ardent sort de l’usine Frimot de Landerneau, près de Brest. Les deux corvettes sont de dimensions identiques, mais les machines du Sphinx pèsent deux fois plus que celle de l’Ardent. Elles se sont confrontées plusieurs jours fin 1833 dans la rade de Brest puis en pleine mer. La suite est différente selon que vous étiez sur place ou que vous lisez le rapport du ministère de la Marine, aux yeux duquel le Sphinx est une gloire nationale. La vérité est que l’Ardent a été beaucoup plus rapide que le Sphinx les premiers jours, pour une consommation en charbon de moitié. Mais les chauffeurs de l’Ardent étaient inexpérimentés et ils ont souffert du mal de mer. Ils ont laissé les grilles des chaudières s’encrasser, ce qui a permis au Sphinx de reprendre de l’avance. Et les mécaniciens du Sphinx n’ont pas respecté une clause de l’épreuve qui était de renouveler en partie l’eau des chaudières afin d’éviter les risques d’explosion. Bref, le Sphinx a été meilleur sur mer, mais par accident et par tricherie. Le ministère a refusé d’accorder de nouvelles épreuves. Cela a été la fin de l’usine Frimot, alors qu’elle aurait pu renforcer l’autonomie de notre production nationale de machines marines.
– J’avais entendu l’histoire dans la bouche de Frimot et je suis heureux que vous me la confirmiez. Mais il est vrai que les Anglais sont très forts. Nous leur achetons plein de machines, nous les donnons à copier dans nos usines, mais, faute de budgets suffisants votés par les chambres législatives et faute de vrais ministres de la Marine, nous n’en sortons que des moins puissantes et plus massives ! Frimot lui-même est allé à Londres étudier la machine à vapeur de Sir William Congreve, l’inventeur des fusées incendiaires. Clapeyron réfléchit beaucoup avec les Anglais aux perfectionnements de la distribution de la vapeur dans les machines locomotives. Il est aussi allé étudier avec moi sur la ligne Manchester-Liverpool comment organiser un chantier de l’ampleur du nôtre. Clapeyron est un génie ! Il a conçu le matériel fixe et le matériel roulant pour extraire la terre. Il a appliqué la théorie des courbes de pression pour dessiner les voûtes du tunnel. Chaque jour nous devons faire face à de nouveaux défis et nous sommes souvent contraints d’inventer les réponses.
Au mot « tunnel », les pensées d’Héloïse et Fortuné étaient retournées vers l’affaire qui les préoccupaient tous. Mais Pereire poursuivait de plus belle :
– Nous négocions actuellement avec Stephenson l’achat de locomotives. Les frères Schneider reprennent les forges du Creusot pour construire non plus des canons, mais des rails, des ponts métalliques et des locomotives, afin que nous rattrapions notre retard sur les Anglais et que nous puissions même en vendre un jour prochain à d’autres pays. L’industrie du chemin de fer peut entraîner toutes les autres ! Et vivement que le train relie nos grands ports aux principales villes françaises et européennes ! Avec notre position au sud-ouest du continent, nous pouvons être son principal embarcadère et alimenter tous les pays voisins depuis les Amériques et l’Afrique !
Pereire avait plus parlé que mangé, et il prit le temps de se remplir l’estomac en écoutant Héloïse raconter comment elle avait fait la connaissance de Fortuné (il n’eut droit qu’à la version officielle).
Lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour dire :
– En tout cas, à quelque chose malheur est bon. Je suis heureux de faire votre connaissance à tous deux, même dans ces circonstances exceptionnelles. Cela m’intéressera de connaître le fin mot de cette histoire, si vous le connaissez un jour… Mais je vous prierai instamment d’une chose, Monsieur Petitcolin.
Fortuné se dit qu’il allait enfin connaître la vraie raison de cette invitation tardive.
– S’il vous plaît, lorsque cette histoire sera terminée, n’en parlez à personne, ni vous, ni vos amis. Même si tout se passe bien demain, ce dont je ne doute aucunement, l’agitation que susciterait dans les esprits le fait que cet incident aurait pu se produire nuirait à notre entreprise. Certains disent déjà que nos tunnels et nos ponts peuvent être source de grands dangers. Si cette affaire venait à s’ébruiter, cela accroîtrait dans l’opinion commune ces peurs irraisonnées.
– Je comprends votre souci de discrétion, Monsieur, et je peux vous assurer qu’aucun de nous ne s’amusera à répandre autour de lui des informations concernant ces menaces sur votre chantier. Nous ne saurons toutefois, vous le comprendrez, nous soustraire aux requêtes de la police, si elle nous interroge… Puis-je à mon tour vous demander un service ? J’ai bien abusé de la bienveillance de Charles Lefebvre ces derniers temps… Accepteriez-vous de le prier d’excuser mon absence, demain matin, à Veritas ? Je sais que ce serait lui révéler en partie les raisons de cette demande, mais je crains qu’il ne le prenne mal si la demande vient de moi directement.
– Vous pouvez compter sur moi. J’enverrai à la première heure quelqu’un prévenir votre directeur… Maintenant, chère Mademoiselle et Monsieur Petitcolin, j’aimerais avoir votre avis : vous semble t-il normal que nous n’ayons trouvé aujourd’hui aucun objet suspect sur le chantier ? Comment l’expliquez-vous ? N’avons-nous pas assez cherché ?
Fortuné lança un regard à Héloïse. En matière d’attentat, elle était aussi expérimentée que lui. Elle ne se fit pas prier pour prendre la parole :
– Je me suis posée ces mêmes questions, Monsieur, répondit-elle. S’il existait des immeubles proches d’où tirer des projectiles ou lancer un engin explosif en direction du tunnel, il faudrait demander à la police de les fouiller dès cette nuit. Mais je n’en ai vu aucun, d’autant plus qu’il y a ces grandes palissades de planches qui protègent partout le chantier des rues avoisinantes. Je ne vois que trois autres hypothèses. Soit, effectivement, nous n’avons pas fouillé les lieux aujourd’hui avec suffisamment d’attention. Mais nous le referons demain matin avec une meilleure lumière. Soit un engin explosif sera déposé demain au dernier moment aux abords du tunnel par un ouvrier. Soit, enfin, il sera apporté par un membre de la délégation en personne !
– De vos trois hypothèses, j’exclus la dernière, dit Pereire. La Préfecture de police est en charge de la sécurité de la visite. À moins d’une machination de grande ampleur, il me paraît peu probable qu’un membre de la délégation introduise un objet explosif à l’insu de tous. Je donnerai de toute façon des consignes précises aux agents de la Compagnie pour qu’ils prêtent une attention particulière à chaque personne présente… Vos deux premières hypothèses me paraissent en revanche tout à fait réalistes. Je ne vois qu’une décision à prendre : fermer le chantier demain jusqu’à la visite de la délégation. Il n’y a pas d’autre moyen pour nous permettre de reprendre nos recherches demain matin et pour empêcher un acte malveillant durant la journée… Je suis impressionné par vos capacités d’observation et de déduction, Mademoiselle Raincourt ! Qu’en pensez-vous, Monsieur Petitcolin ?
– … Des capacités de déduction d’Héloïse ?… Elles m’étonnent également chaque fois, Monsieur…
– Non, intervint Pereire l’œil amusé. Je pensais à la perspective de fermer le chantier demain.
– Je n’y avais pas songé. Mais cela me paraît être une sage décision. Thiers sera peut-être étonné de visiter un chantier sans ouvriers, mais il comprendra certainement ces mesures de précaution.
– Parfait, décida Pereire. Nous interdirons dès la première heure l’accès au chantier à quiconque excepté vous, vos coéquipiers et les agents de la Compagnie. Ainsi, nous mettons toutes les chances de notre côté d’éviter un incident fâcheux. Peut-être est-il temps maintenant de regagner nos domiciles afin d’avoir dans quelques heures l’esprit et les forces les plus vifs possible ? Je vous remercie infiniment pour votre bonne compagnie et pour notre discussion fructueuse de ce soir.
Sur ces bonnes paroles, ils quittèrent le restaurant. Fortuné raccompagna Héloïse chez elle près de la Grande Chaumière. Épuisé, il décida d’y passer la nuit. Elle se ferait un plaisir, il en était sûr, de changer son bandage au torse.

(1) : Voir La Disparue du Doyenné.